L’Iniquité (1894-20 juillet 1898).

I

Le Traître

À l’unanimité, le Conseil de guerre a déclaré le capi­taine Alfred Dreyfus[1] coupable de trahison[2]. Le crime est si épouvantable qu’on a voulu douter jusqu’au dernier moment. Un homme élevé dans la religion du drapeau, un soldat honoré de la garde des secrets de la défense nationale, trahir – mot effroyable ! – livrer à l’étranger tout ce qui peut l’aider dans les préparatifs d’une inva­sion nouvelle, cela paraissait impossible.
Comment se trouve-t-il un homme pour un tel acte ?
Comment un être humain peut-il se faire si déshonoré qu’il ne puisse attendre qu’un crachat de dégoût de ceux-là mêmes qu’il a servis ? Il n’a donc pas de parents, pas de femme, pas d’enfant, pas d’amour de quelque chose, pas de lien d’humanité, ou d’animalité même – car la bête en troupeau, d’instinct, défend les siens – rien qu’une âme immonde, un cœur abject[3]. On ne voulait pas croire, et on saisissait toutes les occasions de douter. Les uns disaient : « Le ministre[4] s’est emballé. On peut être excu­sable d’agir vite en pareille matière. Mais quel crime épouvantable si l’on frappait un innocent ! » Alors on a ergoté, on a supputé toutes les chances d’erreur, on a bâti des romans sur les quelques parcelles d’informations qui sont arrivées au public. On aurait voulu la complète lumière, on protestait d’avance contre le huis clos[5].
Dans de tels procès, il faut le reconnaitre, la publicité avec les commentaires qu’elle entraîne court risque, le plus souvent, d’aggraver le mal causé par la trahison. La liberté de tout dire, sans être arrêté par aucune considération d’ordre public peut même profiter à la défense.
Aussi, ceux qui avaient le plus vivement réclamé la publicité des débats acceptèrent sans protestation cette parole du président du Conseil de guerre[6] : « Il y a des intérêts supérieurs à tous les intérêts de personnes. »
Le procès a duré quatre jours. L’accusé était défendu par un des premiers avocats du barreau de Paris[7]. À l’unanimité de ses juges, Alfred Dreyfus a été condamné au maximum de la peine. Un tel arrêt ne se prononce pas sans une poignante interrogation de la conscience, et, si quelque doute avait pu subsister au profit de l’accusé, nous en aurions immanquablement trouvé trace dans la sentence. Mais le juge a dit : la mort. Sans l’article 5 de la Constitution de 1848 qui abolit la peine de mort en matière politique, Dreyfus serait fusillé demain.
Ici, une question redoutable se pose.
Le crime de Dreyfus peut-il être assimilé à un crime politique ? Je réponds hardiment : non. Que des hommes, comprenant de façon différente les intérêts de la commune patrie, combattent de tout leur effort pour la monarchie ou la république, le despotisme ou la liberté, qu’ils luttent légalement les uns contre les autres, qu’ils conspirent ou qu’ils s’entre-tuent, on n’a pas le droit de confondre dans leur rang l’ennemi public qui livre précisément ce que chacun d’eux prétend défendre. Comment les jurisconsultes sont-ils arrivés à pouvoir établir une pareille confusion entre deux actes qui sont la contradiction l’un de l’autre ? Je l’ignore, et je ne les félicite pas de leur trouvaille.
Sans doute, je suis aussi résolument que jamais l’ennemi de la peine de mort[8]. Mais on ne fera jamais comprendre au public qu’on ait fusillé, il y a quelques semaines un malheureux enfant de vingt ans coupable d’avoir jeté un bouton de sa tunique à la tête du prési­dent du Conseil de guerre[9], tandis que le traître Dreyfus, bientôt, partira pour l’île Nou[10], où l’attend le jardin de Candide[11]. Hier, à Bordeaux, le soldat Brevert, du corps des disciplinaires du château d’Oloron, comparaissait devant le Conseil de guerre de la Gironde pour bris d’objets de casernement. À l’audience, il lance son képi sur le commissaire du gouvernement. La mort. Et pour l’homme qui facilite à l’ennemi l’envahissement de la patrie, qui appelle les Bavarois de Bazeilles[12] à de nou­veaux massacres, qui ouvre le chemin aux incendiaires, aux fusilleurs, aux voleurs de territoire, aux bourreaux de la patrie, une vie paisible, toute aux joies de la culture du cocotier. Il n’y a rien de si révoltant.
Je souhaite assurément que la peine de mort dispa­raisse de nos codes. Mais qui ne comprend que le Code militaire en sera de toute nécessité le dernier asile ? De fait, aussi longtemps qu’il subsistera des armées, il sera probablement difficile de les régir autrement que par une loi de violence. Mais si, dans l’échelle des châtiments, la peine de mort est l’ultime degré, il me semble qu’elle doit être réservée pour le plus grand crime, qui est, à n’en pas douter, la trahison. Tuer un malheureux affolé qui insulte ses juges, c’est démence, quand on fait une vie tranquille au traître.
J’estime, quant à moi, la réclusion perpétuelle une peine plus sévère que la mort. Et le bagne ? qui donc protesterait si le traître allait traîner la chaîne des forçats ?
Puisque le malheur veut qu’il y ait des êtres capables de trahison, il faut que ce crime apparaisse aux yeux de tous comme le plus exécrable forfait qui se puisse com­mettre, et le plus impitoyablement frappé. Malheureuse­ment, dans l’état d’esprit où nous sommes, le sinistre incident qui a si vivement ému l’opinion n’est, pour beaucoup, qu’un prétexte à déclamation. Il est si com­mode d’emboucher la trompette et de prendre de belles attitudes de patriote échevelé, tout en ayant des trésors d’indulgence pour les malheureux qui ont eu les pires faiblesses, aux sombres jours de l’invasion allemande, ou pour les généraux qui tiennent ouvertement le langage antipatriotique qu’a rapporté Le Figaro[13].
Nous n’avons même pas été capables de fusiller Bazaine[14]. Un maréchal de France qui avait les plus hauts devoirs envers l’armée, dont il était le chef suprême, a gracié le traître et lui a fait remise de la peine de dégrada­tion[15]. Après quoi, on l’a fait évader. Quelle excuse avait-il, ce chef d’armée qui avait livré son armée à l’ennemi ? Étrange patriotisme qui a permis ce scandale ! Non moins étrange la tolérance qui a récemment couvert l’abomi­nable langage d’un autre chef d’armée à deux reporters.
Alfred Dreyfus est un traître et je ne fais à aucun soldat l’injure de le mettre en parallèle avec ce misérable. Mais que de faiblesse à l’égard des grands chefs, et que de sévérité pour une insolence au Conseil de guerre ! Frappez le traître, mais faites la discipline égale pour tous. Tolérer le désordre en haut aboutirait au même résultat que la trahison. Le privilège des uns fait la révolte des autres. Pour que l’armée soit une et forte, une seule loi pour tous. Ce fut autrefois une des pro­messes de la République. Nous en attendons l’effet.

La Justice, 25 décembre 1894

 

 Ibis[16]

La revanche de Dreyfus

Le traître Dreyfus a vendu sa patrie. Il est au bagne[17]. Qu’il y finisse dans l’abjection de sa pensée une existence odieuse.
Ce n’est pas, hélas ! la première fois, depuis nos désastres, qu’un soldat est convaincu de trahison, et l’on pouvait croire que les grands chefs qui ont la responsabilité de l’armée avaient dû trouver le temps, depuis 1870, de prendre contre les traîtres civils ou militaires toutes les précautions recommandées par le salut public. La France a été stupéfaite d’apprendre qu’il n’en était rien. Ce serait, d’ailleurs, mal connaître nos Empanachés que de les supposer capables de se laisser déconcerter pour si peu. Ils ont simplement avoué – eux dont c’est le devoir de chercher des concours à l’étranger – qu’ils n’avaient pas suffisamment prévu comment l’étranger s’efforcerait de fomenter chez nous la trahison. Il était difficile, en vérité, de trouver un cas plus nettement caractérisé que celui de Dreyfus. Eh bien, l’article du Code qui, dans la pensée de tous, visait la trahison, ne s’appliquait justement pas à ce traître. C’est du moins l’aveu qui nous fut fait avec une aimable désinvolture. Par cette criminelle imprévoyance, jugez des surprises qu’on nous prépare.
Les récriminations étant inutiles, chaque Français n’eut naturellement plus qu’une pensée : il faut au plus tôt compléter notre législation de défense par une loi sur l’espionnage et la trahison. Après de longs mois de réflexion, c’est ce que la Chambre des députés vient de faire. Seulement, comme il n’y a pas eu de discussion, et qu’aucun député ne s’est avisé de prendre connaissance du texte proposé par le gouvernement, il arrive qu’on nous a dotés d’une loi beaucoup moins dirigée contre les traitres que contre ceux qui les dénoncent[18].
Après tout, les misérables convaincus de trahison étaient déjà atteints par des textes de loi plus ou moins habilement combinés, et l’exemple même de Dreyfus prouve qu’on pouvait tout au moins les mettre dans l’impossibilité de recommencer. À cet égard le résultat obtenu par les dispositions nouvelles n’est pas sensiblement différent des effets de la législation précédente. Je constate seulement un accroissement de sévérité dont je n’ai garde de me plaindre. Mais ce qu’on n’avait pas prévu, c’est que les bureaux, les bons bureaux, les fameux chefs infaillibles qui nous font la marine que l’on sait, et qui, je le crains bien, ne sont pas sans nous préparer les plus graves déceptions sur d’autres points, profiteraient de l’occasion pour essayer de bâillonner les patriotes dont la vigilance les importune. Cette idée devait leur venir à ces grands galonnés qui nous font à coup de millions des navires sans stabilité, sans puissance décisive d’attaque et des coques de torpilleurs criblées comme une écumoires[19]. Elle leur est venue, en effet, et par l’incroyable négligence de la Chambre de la Chambre, ils ont fait passer un texte de loi dirigée contre la presse indépendante.
Le paragraphe 3 du nouvel article 82 du Code pénal punit de trois mois à cinq ans de prison :

Toute personne qui, s’étant procuré lesdits objets, plans, écrits, documents ou renseignements, ou en ayant eu connaissance totale ou partielle — les aura — soit en France, soit à l’étranger, sachant que leur secret intéresse la défense du territoire et dépendances ou la sûreté extérieure de l’Etat, livrés, communiqués, divulgués, publiés ou reproduits par un procédé quelconque, en tout ou en partie[20].

Il n’est pas douteux qu’avec cet article de loi on pouvait arrêter dès le début ma campagne contre la criminelle incurie de la marine. Je serais présentement sous les verrous, et la bonne commission d’enquête n’ayant pas eu l’occasion de constater l’exactitude de mes dires, nos torpilleurs auraient continué à demeurer hors d’usage. Je sais qu’il fut question de me poursuivre. On me le fit dire pour m’intimider. Il n’y avait pas de texte de loi. Il y en aura un maintenant.
« On voit tout de suite qui concerne ce paragraphe, dit M. Urbain Gohier[21] dans le Soleil[22]. C’est la presse, avec ses indiscrétions gênantes sur les cuirassés qui chavirent, sur les machines qui crèvent, sur les torpilleurs qui coulent, sur les forts sans garnison ou sans munitions, sur les denrées pourries, sur les approvisionnements aux au pillage et sur les louches trafics auxquels donne lieu le milliard annuel des budgets de la guerre et de la marine. Le paragraphe 3 nouveau de l’article 82 est écrit expressément pour protéger la dilapidation, la concussion, le vol. Il est cynique. »
En effet, écrivez qu’un navire manque de vitesse ou de stabilité, que l’armement qui est l’orgueil du général de La Roque[23] fait la joie de nos ennemis, que les approvisionnements sont gaspillés ou font défaut sur tel ou tel point du territoire, que certains torpilleurs sont hors d’état de prendre la mer, et vous voilà convaincu d’avoir divulgué des renseignements intéressant la défense nationale. Cinq ans de prison. Si vous prouvez votre dire, vous n’en êtes que plus coupable car, en ce cas, vos renseignements sont appuyés de documents, ce qui aggrave votre cas.
Il arrive ainsi que le traître, aux termes de la loi nouvelle, ce n’est pas l’homme dont la criminelle incurie met en danger la sécurité de la France, c’est celui qui le dénonce dans l’intérêt de la patrie. Toute critique est supprimée. Ah ! Monsieur l’Ingénieur, vous nous faites des navires qui ne peuvent tenir la mer ! Décoré ! Et pour vous, français qui osez vous en plaindre, la prison. Voilà le régime que l’impudence officielle ose nous préparer.
Et ce n’est pas tout. Savez-vous par qui vous serez jugé ? Par les coupables eux-mêmes, ou leurs complices. Le nouveau paragraphe 5 de l’article 77 du Code de justice militaire dispose, en effet, que tous les prévenus, indistinctement, seront traduits devant les tribunaux militaires :

S’il s’agit de crimes ou délits contre la sûreté extérieur de l’État prévus par les articles 75 à 83 du Code pénal commis par des justiciables des conseils de guerre et par des individus non justiciables de ces conseils.

En d’autres termes, il suffira qu’il plaise à l’instruction (secrète !) de vous donner de prétendus complices militaires pour vous rendre justiciables des conseils de guerre. C’est tout simplement comme le dit très bien M. Urbain Gohier LE RENVERSEMENT DU DROIT[24].
Qu’est-ce que cela peut faire à la Chambre ? Elle n’a pas discuté. Et, ce qu’il y a d’admirable, c’est qu’elle s’est interdit elle-même toute discussion. M. le Président[25] a, en effet, prononcé ces remarquables paroles que je propose d’inscrire en lettres d’or au fronton de l’usine législative : L’ordre du jour appelle, SOUS LA RÉSERVE QU’IL N’Y AURA PAS DE DÉBAT, la discussion du projet de loi, etc., etc.[26]
C’est dans cette aimable forme et avec ces garanties parlementaires qu’on livre aux basses vengeances des préparateurs des défaites les citoyens coupables de vouloir assurer la sécurité de la patrie. N’avais-je pas raison de dire que c’est la revanche de Dreyfus. Il peut se réjouir dans son cabanon, le traître. Il nous aura fait ainsi plus de mal que n’eût pu nous en causer la perpétration de son crime s’il eût réussi.
Il n’est que trop aisé de prévoir ce que les haines de parti pourront faire d’une telle loi. Mais qu’est-ce que des iniquités individuelles, si cruelles qu’elles soient, auprès de l’irréparable dommage infligé à la nation tout entière par un régime qui prépare la ruine de la patrie, en fermant la bouche aux bons citoyens, en assurant l’impunité aux mauvais serviteurs.
Si la France doit survivre, il faudra que tous les partis finissent par s’unir contre les mandarinats abêtis qui nous livrèrent aux Allemands hier, et sont prêts demain à nous livrer encore. La cynique incapacité qui prétend s’imposer, quoiqu’il en coûte, à la patrie, est une des formes de la trahison.

La Justice, 11 juillet 1895

 


1. – Alfred Dreyfus (1859-1935). Nous ne le présenterons pas plus avant dans la mesure où il sera ici question de lui à chaque page si ce n’est à chaque ligne. Pour mieux le connaître, on pourra toutefois se reporter à ses écrits publiés Vincent Duclert et Philippe Oriol sous le titre œuvres complètes aux Belles Lettres en 2024 ou à la biographie que lui a consacrée Vincent Duclert, publié chez Fayard en 2006 (réédition augmentée et actualisée en 2016 chez Pluriel).

2. – Il avait été condamné le 22 décembre à la dégradation et à la déportation perpétuelle dans une enceinte fortifiée pour avoir « pratiqué des machinations ou entretenu des intelligences avec les puissances étrangères ou leurs agents, pour les engager à commettre des hostilités ou entreprendre la guerre contre la France, ou pour leur en procurer les moyens ».

3. – Rappelons que personne à l’époque à laquelle est écrit ce texte n’avait de raisons de douter de la justesse du verdict qui avait condamné Dreyfus.

4. – Le général Mercier (1833-1921), le « criminel en chef », dira de lui Dreyfus. Sur son rôle, voir notre Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, Paris, Les Belles Lettres, 2014, passim.

5. – Prononcé au premier jour du procès soi-disant pour ne pas risquer de dévoiler des secrets d’État mais en réalité pour masquer le vide de l’accusation.

6]. – Le colonel Émilien Maurel (1935-1916).

7]. – Edgar Demange (1841-1925). Il sera l’avocat de Dreyfus jusqu’au procès de Rennes.

8]. – Voir l’article « Peine de mort » Dictionnaire Clemenceau, Paris, Robert Laffont, Bouquins, 2017, p. 576-579.

9]. – Le 8 novembre, un soldat avait été en effet fusillé à Constantine pour avoir jeté un bouton de sa tunique au visage du président du conseil de guerre où il avait été appelé comme témoin, accompagnant son geste d’une : « vous êtes tous des vaches ! »

10. – Au large de Nouméa où devait partir Dreyfus et où devait lui être laissé toute latitude de vivre avec sa famille. Le général Mercier proposera au Conseil des ministres de modifier la loi et d’affecter au capitaine un nouveau lieu de déportation : les îles du Salut. Au large de Cayenne.

11. – C’est l’idée que développeront longtemps les adversaires de Dreyfus. Nous verrons que le régime qui lui sera réservé ressemblera plutôt aux cercles de l’Enfer.

12. – De la guerre de 1870.

13] – Non retrouvé.

14. – François Achille Bazaine (1811-1888) qui avait capitulé devant l’ennemi le 28 octobre 1870. Gambetta dire : « « Metz a capitulé. Un général sur qui la France comptait, même après le Mexique, vient d’enlever à la patrie en danger plus de cent mille de ses défenseurs. Le maréchal Bazaine a trahi. Il s’est fait l’agent de l’homme de Sedan, le complice de l’envahisseur, et, au milieu de l’armée dont il avait la garde, il a livré, sans même essayer un suprême effort, cent vingt mille combattants, vingt mille blessés, ses fusils, ses canons, ses drapeaux et la plus forte citadelle de la France, Metz, vierge, jusqu’à lui, des souillures de l’étranger. »

15. – Condamné à mort après dégradation militaire, sa peine avait été commuée en vingt ans de prison par Mac-Mahon.

16. – Nous numérotons ainsi les textes non repris dans L’Iniquité.

17. – Dreyfus était à l’île du Diable depuis le 14 avril.

18. – Le général Mercier avait proposé au lendemain de la condamnation de Dreyfus, le 24 décembre 1894, une modification à la loi sur l’espionnage et la trahison. Le projet avait pour but de « relever les peines » en matière d’espionnage et de rétablir la peine de mort dans les cas de trahison. Loi dangereuse, comme le souligne plus loin Clemenceau dans cet article, elle permettrait aussi de museler la presse en empêchant quiconque de révéler les documents des affaires en cours. Présentée au terme d’une séance pour le moins houleuse, au cours de laquelle Jaurès avait été exclu, la demande d’urgence avait été adoptée à l’unanimité et le projet renvoyé à la Commission de l’armée. Le projet de loi avait alors rapidement été examiné et considérablement modifié en ce qu’il pouvait « être dangereux dans certains cas et inefficace dans d’autres ». Il n’était plus question, comme le voulait Mercier, d’abroger la loi sur l’espionnage de 1886 mais de proposer, pour la renforcer, un projet complémentaire. Il prévoyait, pour l’essentiel, de punir de la peine de mort précédée de la dégradation les militaires français coupables de trahison. La loi ainsi amendée venait d’être votée, sans débat, le 6 juillet suivant et le Sénat en modifia à son tour radicalement le texte.

19. – Depuis 1893, Clemenceau menait une ardente campagne sur ce sujet dans La Justice.

20. – L’article 6 du projet prévoyait que serait « puni d’un emprisonnement de un à cinq ans et d’une amende de 1 000 à 10 000 francs, celui qui, sans avoir qualité à cet effet, mais sans que le but d’espionnage [fû]t établi, se sera[it] procuré, en tout ou en partie, des objets, plans, écrits, documents ou renseignements, dont le secret intéresse la défense du territoire ou la Sûreté de l’État ».

21. – Urbain Gohier (Urbain Degoulet dit, 1862-1951), écrivain et polémiste. Cet antisémite devient dreyfusard par antimilitariste et revint vite à ses premières amours qui en feront un des premiers éditeurs des Protocoles des Sages de Sion. Il sera par la suite une des plumes régulières de L’Aurore et c’est à cause de lui, comme on le verra ( ???) que Clemenceau quittera L’Aurore fin 1899.

22. – « Lois qui serviront », Le Soleil, 8 juillet.

23. – Raymond de La Roque (1841-1926), le père du célèbre colonel.

24. – Dans le même article.

25. – Henri Brisson.

26. – Comme l’avait écrit Jules Cornély dans Le Gaulois : « Au point de vue de la grammaire et du bon sens, cette formule qui annonce une discussion sous la réserve qu’il n’y aura pas de débat, semble sortir des Deux aveugles d’Offenbach. Au point de vue politique, elle est simplement monstrueuse, car ce projet de loi qu’on s’était interdit de discuter d’un commun accord a pour but d’introduire la guillotine dans un certain nombre d’articles du Code, d’où les libéraux de 1830 et les républicains de 1848 l’avaient chassée. À chaque paragraphe, ces mots reviennent comme un écho lugubre sera puni de la peine de mort. » (« La politique », 10 juillet 1895).